Des territoires plus perdus que jamais

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Treize ans après, l’historien Georges Bensoussan revient pour le magazine L’Arche sur le constat alarmant déjà posé lors de la parution de l’ouvrage collectif qu’il a dirigé, Les Territoires perdus de la République (Éditions Mille et une nuits).
 
L’Arche : Comment le livre a-t-il été accueilli au moment de sa sortie en 2002 ?
Georges Bensoussan : Les premiers temps, il n’y eut que peu de presse. La gauche a accueilli le livre avec hostilité. Les témoignages des « Territoires perdus de la République » dénonçaient un antisémitisme, un sexisme et un racisme d’origine arabo-musulmane et arabo-maghrébine. Ce constat les dérangeait dans la mesure où, pour eux, le danger ne pouvait venir que de l’extrême droite. Cela ne correspondait pas à leur schéma de pensée. De surcroît, ils avaient le sentiment que l’on stigmatisait des populations déjà exclues. Les contributeurs du livre étaient ancrés à gauche, et c’est pourquoi la réaction de cette partie de la classe politique fut pour tous une douche froide. Du côté des instances dirigeantes de la communauté juive, l’accueil fut plus contrasté. Les dirigeants du CRIF, l’équipe d’alors (Roger Cukierman) comme l’équipe suivante à partir de 2007 (Richard Prasquier) nous ont très tôt écoutés et entendus. Bien plus en contact que d’autres avec le terrain, ils étaient mieux au fait de la réalité. En revanche, l’ancienne direction de la Fondation pour la Mémoire de la Shoah fut d’emblée réticente, sinon méfiante à l’égard de ce livre. Elle ne voulait pas entendre ces témoignages qui évoquaient la souffrance des Juifs de Sarcelles, Créteil, Villiers le Bel, Paris, etc… Pour les notables des beaux quartiers, c’était là un monde étranger. Mais pas seulement. Leur logiciel intellectuel s’était arrêté à la Seconde Guerre mondiale, à Vichy, et pour la France d’aujourd’hui au Front National. Ils avaient du mal à concevoir un autre antisémitisme que celui qu’ils connaissaient de toujours.
 

Georges Bensoussan

 
Qu’est-ce qui vous a mené à pointer du doigt l’origine maghrébine et/ou musulmane des élèves tenant des propos antisémites ?
De 1995 à 2002, j’étais notamment chargé de la formation des professeurs au Mémorial de la Shoah. Certains d’entre eux venaient me voir discrètement à la fin des conférences pour me dire à quel point ils rencontraient des difficultés pour enseigner la Shoah dans leurs classes. Lorsque je leur demandais quels élèves posaient problème et quel était l’objet de leur contestation, ils finissaient par dire avec gêne qu’il s’agissait généralement de jeunes Français d’origine maghrébine. Beaucoup n’osaient pas le dire ouvertement, parler en ces termes était pour eux synonyme de racisme. Avec ce paradoxe à la clé, tragi-comique, qu’il s’agissait justement de dénoncer des propos et des pratiques racistes… Peu à peu, les témoignages qui se sont accumulés allaient dans le même sens. Mon éditrice, directrice des éditions Mille et une nuits, me suggéra début 2002 d’écrire un livre à ce sujet. Après réflexion, je lui proposai de le faire sous la forme d’un ouvrage collectif. Il y avait sept contributeurs pour la première édition en octobre 2002, et treize pour la seconde au printemps 2004. L’antisémitisme était récurrent dans les témoignages de chacun des enseignants interrogés. Mais en tirant sur le fil de cet antijudaïsme massivement d’origine maghrébine, on finissait par découvrir autre chose, sexisme et machisme en particulier. Mais pas seulement. Également, une haine de la France, comme aussi de tout signe de réussite scolaire. Sans oublier un racisme plus général, en particulier anti-chinois et anti-noir. Mais l’antisémitisme, lui, apparaissait bien plus obsessionnel au point que le mot « juif » était devenu une insulte. Par exemple, un crayon qui ne fonctionnait pas était un « crayon feuj ».
 
 

“On peut s’illusionner autant qu’on le voudra et communier dans une vision irénique du monde, un jour ou l’autre le monde se rappelle à vous dans sa dureté. En France, c’était les 7, 8 et 9 janvier 2015.”

 
Comment expliquez-vous cet antisémitisme musulman ?
Les premiers facteurs, cruciaux, sans être loin de là exclusifs, ne sont pas sociaux mais culturels et anthropologiques. En écrivant Juifs en pays arabes. Le grand déracinement 1850-1975 (Éditions Tallandier, 2012), je comprenais mieux les racines de cette culture du mépris. Un mépris à l’endroit « du Juif » profondément enraciné en terre arabo-musulmane. Qu’il s’agisse d’archives du Maghreb, de l’Irak ou de la Libye du XIXe siècle, le Juif y apparaissait comme un être de peu, un « être de la peur », un « enfant de la mort » (sic), celui sur lequel on s’essuie les pieds. Certes, le statut de dhimmi « protégeait » le Juif, mais c’était d’abord un statut de soumission. Cet antijudaïsme culturel a été importé en France avec l’immigration. Sur lui s’est greffé le conflit israélo-arabe, jetant de l’huile sur le feu, mais aussi le ressentiment né d’une intégration parfois manquée, marquée par l’échec social et scolaire d’une partie de cette population. Ce ressentiment va focaliser sur la figure de la réussite, « le Juif ». Une réussite d’autant plus insupportable que, comme le rapporte le rabbin Serfaty qui a fondé l’amitié judéo-musulmane de France, des mères originaires du Maghreb reconnaissent aujourd’hui, avec beaucoup d’honnêteté, qu’elles avaient élevé leurs enfants dans la haine « du Juif ». C’est pourquoi il m’apparaît fragile de ne mettre en avant que des facteurs sociaux. D’autres immigrés ont été confrontés à la pauvreté, à commencer par nous, Juifs séfarades venus les mains vides du Maroc ou d’ailleurs, qui ne sont pas devenus pour autant les frères Kouachi ou Coulibaly. On peut nier la réalité nouvelle de la France, on peut s’illusionner autant qu’on le voudra et communier dans une vision irénique du monde, un jour ou l’autre le monde se rappelle à vous dans sa dureté. En France, c’était les 7, 8 et 9 janvier 2015.
 

 
N’avez-vous pas eu peur d’être instrumentalisé par l’extrême droite ?
Si, bien sûr. Mais ce danger est inhérent à toute publication. Vous n’êtes rapidement plus le maître de votre livre, et c’est là le destin de toute chose imprimée. Mon livre sur le sionisme par exemple, en 2002, a pu être utilisé par l’ultra gauche contre le sionisme à partir de la lecture partielle qui en fut sciemment faite. C’est un risque inévitable, mais dès lors qu’un intellectuel est honnête et qu’il a quelque chose à dire, ce risque-là doit être pris. Sinon, on retomberait dans le climat étouffant qui consiste à enfouir les problèmes au risque de « faire le jeu de… » Reste qu’avec Les Territoires perdus de la République, le climat pesant de ce pays était tel que quatre des sept contributeurs initiaux avaient choisi de témoigner sous pseudonyme. Dans la deuxième édition, en 2004, dix sur treize firent le même choix. Crainte de la doxa, certes, mais pas seulement, peur de représailles aussi, de leurs élèves, de leurs collègues et même des directions d’établissement.
 
En lisant votre livre, on a l’impression que les élèves auteurs de propos et d’actes antisémites vivent dans l’impunité.
Une certaine culture de gauche, présente chez nombre de professeurs, tend à excuser ceux que l’on voit comme des pauvres, des enfants de colonisés, etc… Enfermer dans le compassionnel n’aide personne à s’émanciper, et encore moins à dépasser ce besoin de revanche contre la France qui habite certains de ces jeunes. La volonté d’intégration et l’école républicaine, jadis, n’étaient pas qu’une simple formule. Aujourd’hui, l’incantation du mot République est peut-être la meilleure preuve qu’elle est moribonde. On disait autrefois que lorsqu’on commence à disserter sur l’identité juive, c’est qu’on est en train de la perdre. C’est peut-être ce qui se passe aujourd’hui avec la République. Les insultes sans fin adressés à « la France » dans certains textes de rap par exemple, ou inscrits sur certains murs, ou les propos tenus parfois dans certaines classes disent comme une sorte de guerre d’Algérie qui ne serait pas terminée. C’est là un climat de guerre civile entretenu, entre autres, par des groupuscules du type des Indigènes de la République.
 
Pourtant, encore aujourd’hui, vos propos peuvent paraître assez « Border Line »…
Si dire le monde tel qu’il va est « Border Line », c’est s’exposer à des réveils douloureux. La gauche, par exemple, sous-estime la dimension culturelle de l’antisémitisme arabo-musulman, elle juge cette analyse essentialiste et par conséquent raciste. Pourtant, a contrario, il me semble que ce sont les tenants d’une vision enchantée de la réalité française qui ont conservé par-devers eux une vision coloniale, mais inversée. Au lieu de demander à ces jeunes les mêmes devoirs qu’à tous, ils les exonèrent. Ce faisant, ils ne les considèrent pas comme des égaux. Hier, le mépris. Aujourd’hui, la compassion. Le regard juste est celui qui met chacun à sa place en exigeant de lui quelle que soit son origine une égalité des droits et des devoirs. Les assassinats de Charlie Hebdo ont touché la France en son cœur. Les Français juifs, eux, vivaient cette situation depuis Toulouse au moins (sinon même depuis la mort d’Ilan Halimi en 2006), mais dans une totale solitude. Les politiques commencent enfin à s’interroger. Et des intellectuels musulmans tels Galeib Bencheikh, Abdennour Bidar, hier aussi Abdelwahab Meddeb récemment disparu, considèrent que l’islamisme a un lien avec l’islam. Que parler de « lecture dévoyée » est insuffisant.
Quant à la droite française, son jeu est plus complexe. Rappelons que le regroupement familial décidé par Giscard d’Estaing en 1975 le fut dans une période d’envolée du chômage et d’un début d’une lente désindustrialisation du pays, donc d’une perte d’emplois souvent peu qualifiés. Ainsi, au moment où le travail se faisait plus rare, arrivaient par dizaines de milliers chaque année des familles d’Afrique du nord et d’Afrique noire. Sept ans après mai 68 et l’effroi que ce mouvement avait causé au sein des classes dirigeantes françaises, l’immigration de peuplement aura réussi à diviser les classes populaires, à ouvrir dans ce pays un boulevard à l’extrême droite, finalement à mettre en scène la guerre de pauvres contre d’autres pauvres.
 

“Dans les quartiers difficiles, il n’y a souvent plus d’élèves juifs dans les établissements publics. Il n’y a donc plus d’incidents antisémites, le problème a été réglé par le vide.”

 
Votre livre pourrait-il être publié tel quel aujourd’hui ? Que vous disent les professeurs quant à l’évolution de la situation depuis 2002 ?
Je continue de participer à de nombreuses formations et je croise donc encore des enseignants qui me disent à quel point la situation s’est dégradée. Dans les quartiers difficiles, il n’y a souvent plus d’élèves juifs dans les établissements publics. Il n’y a donc plus d’incidents antisémites, le problème a été réglé par le vide. Les propos violents restent nombreux, et le sont davantage même selon ce qui nous en revient, mais si les professeurs devaient faire remonter tous ces incidents à leur chef d’établissement, ils passeraient leur temps dans son bureau. Ils constatent aussi une contestation de nombreux enseignements. Outre la Shoah, le conflit israélo-arabe, l’étude de certains textes en littérature ou en philosophie posent « problème », comme aussi en biologie la théorie de l’évolution. Au final, le constat déjà sombre posé par le livre il y a treize ans est aujourd’hui bien plus alarmant. Enfin, si c’était à refaire, il faudrait peut-être intituler ce livre Les territoires perdus de la Nation. Une troisième édition du livre paraîtra sous son titre initial le 11 mars aux éditions Pluriel (Fayard). Deux nouveautés par rapport à l’édition de 2004 : une préface rédigée par Alain Finkielkraut qui fut avec courage l’un des rares intellectuels à nous soutenir, et une postface rédigée par moi-même.
 
Interview réalisée par Lisa Serero pour le magazine L’Arche
 
Article paru dans le numéro spécial du magazine l’Arche (nouvelle formule trimestrielle) de mars 2015, « Désarroi et sursaut»,  publié avec l’aimable autorisation de son auteur.
© photos : DR
Article publié le 23 mars 2015. Tous droits de reproduction et de représentation réservés © 2015 Jewpop


 
 
 
 
 
 

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