Evacuation Jerusalmy

"Evacuation", de Raphaël Jerusalmy

10 minutes de lecture

 
On ne s’est jamais demandé ce que serait Tel-Aviv sans ses habitants – vidé, seul, à l’abandon. La vie sans la vie, d’une ville qui ne s’arrête de coutume jamais. Evacuation, de Raphaël Jerusalmy nous y force pourtant, sans rage, ni ressentiment, tranquillement comme s’il nous y promenait.
 
Quelque part entre un jour lointain et le conte que certains enfantent dans l’ombre et la fatigue des guerres, des attentats, des tirs en rafale, des couteaux levés, Evacuation se situe dans le grand vide que laisse une ville forcée au départ général. Car la guerre vient d’éclater et Tel-Aviv est en première ligne. De gré ou de force, toute la population est évacuée. On ne présente plus Raphaël Jerusalmy, pour la surprise qu’il provoque entre tout ce qu’il est (ancien des services de renseignements militaires israéliens, bouquiniste, expert pour i24News, impliqué dans des organisations humanitaires, chroniqueur, écrivain), sans être pour autant (astronaute, par exemple), entre ce qu’il a été et surtout le contraste au fond pour un Français d’aujourd’hui, d’imaginer le soldat ou l’espion, si grand connaisseur de littérature, si fine écriture lui-même – si juste.
 
Chaque fois le même étonnement entre l’auteur et le choix de ses récits, dont on ignore s’ils tiennent par miracle dans le vide ou si au contraire le vide auxquels ils font face leur confère cette profondeur unique. Déjà dans Sauvez Mozart, le narrateur, témoin pugnace et insignifiant de l’Histoire, observait le monde s’effacer dans un néant assourdissant – dans La Confrérie des chasseurs de livres, puis dans Les obus jouaient à pigeon vole, Villon, puis Apollinaire se font les chantres d’un univers où en creux l’histoire s’enfonce inexorablement. Le témoignage, si ce n’est à la dernière, mais à l’extrême minute, avant la disparition totale d’un monde, est dans les romans de Jerusalmy comme la naissance de l’histoire humaine.
 

Abstract Ivri

 
 
Evacuation s’ouvre au départ du kibboutz Ein Harod – selon une route précise qui nous est indiquée en fin d’ouvrage, Naor, qui conduit, raconte à sa mère l’escapade à laquelle il a participé avec son grand-père Saba et Yaël. Chemins de traverse, embardée à la survie, école buissonnière, folie à trois, ils avaient refusé d’évacuer Tel-Aviv pourtant sous les tirs de missiles. Naor parle d’un Tel-Aviv qui n’existe dans aucun guide touristique, il dit ce qu’il a vu avec le dépouillement absolu auquel force la « vie » à sa limite, « la vie » sur un fil. « Les vieilles bâtisses de Sarona n’avaient pas tenu le coup. L’une des tours du complexe Guindi était étalée de tout son long, en plein milieu du parc paysagé. Pile sur l’allée piétonnière, comme pour ne pas écraser les parterres de fleurs. Un peu plus loin, la halle du marché aux traiteurs était trouée d’un cratère bien rond. Encore fumant. Alors qu’à quelques dizaines de mètres de l’autre côté du boulevard, le ministère de la Défense était intact. Ses façades de verre trempé rutilaient au soleil. » Dans cette ville désormais fréquentée par des ombres fuyantes et des gazelles qui broutent insouciantes, que cherchent Yaël, l’artiste qui peint les étoiles, le grand-père qui se souvient soudain des psaumes des synagogues de Bagdad de son enfance, et Naor qui « se sent mûrir à chaque pas » ? Où vont-ils ainsi, errant ?
 

Yom Kippour Tel Aviv

 
 
« J’ai laissé Saba choisir le chemin. Il a pris par Salomé, du côté des hangars, et tourné sur HerzlEn dédaignant l’usage des trottoirs. C’était chouette de marcher en plein milieu de la chaussée sans devoir faire attention. De déambuler en zigzag comme deux fêtards tardifs. Légèrement éméchés. Sans risquer de se faire écraser. /…/ Il affichait la même attitude à l’égard de son cancer. Et des missiles. La même conviction qu’il suffisait de s’en taper pour passer au travers. » Saba n’a plus revu sa fille depuis des lustres, à la croisée d’autres chemins, ils se sont séparés. Naor les conduit à nouveau l’un vers l’autre. À chaque kilomètre parcouru, à chaque ville annoncée qui les rapproche de Tel-Aviv, « ville de carton-pâte. Illusoire. Chimérique. Une simple agglomération ? De tous nos espoirs », plus énigmatique et mystérieux le lien qui unit ces personnages dans l’interruption brusque de leur quotidien, de leurs émotions, sous ce jour qui n’est pas comme tous les autres jours… Conscience refoulée du monde européen, ville juive, « cosmopolite », libre dans l’équilibre asymétrique de ses volumes contre « les symétries mortifères », la vie dans la « Ville blanche », comme l’écrivait Gérard Rabinovitch dans son très bel article, « est un lierre proliférant qui s’accroche à la consistance du maillage historique de son urbanité. L’Esprit de Tel-Aviv est en soi un combat ». « Tu perds ton temps à vivre », proclame Evacuation ! Cela pourrait être le parfait adage de la ville, si l’on s’en tenait seulement à ses frasques et ses devantures – aux reflets que la ville donne à voir, en hommage à l’histoire de ceux qui ne la font pas ou en guise d’astre irrévérencieux au chaos -.
 
« Les gens qui ne comprennent pas Tel-Aviv, ou qui ne l’aiment pas, disent d’elle qu’elle est une bulle. Une bulle fermée sur elle-même. Qui flotte dans l’air ». Non ! Décidément, tous les chemins ne mènent pas à Rome. Car, si Paris était la capitale du XIXème siècle, Tel-Aviv réunit aujourd’hui les fragments historiques inclassables, flottants, contradictoires, indéfiniment changeant d’entités irréductiblement tournées vers demain, ce futur aussi incertain fût-il. Appelez le – peut-être – destinée. La guerre qui brusquement a interrompu le cours irréductible du temps et sa prétendue chronologie, n’a pas seulement dévêtu Tel-Aviv. Le roman, guide inversé d’une ville dont la perception du merveilleux est à fleur d’avenue, de rue, nous invite, sur le chemin caillouteux ou hasardeux d’une vie, à contempler l’essentiel.
 
Daniella Pinkstein
 
 
Daniella Pinkstein est écrivain, auteur de « Que cherchent-ils au Ciel, tous ces aveugles » (M.E.O., 2015)
 
 
Commander Evacuation de Raphaël Jerusalmy (Actes Sud) sur le site de la Fnac (16,50€)
 
 
© visuels et photo : peinture de Abstract Ivri / Yom Kippour à Tel-Aviv, Tumblr Haaretz / Actes Sud
Article publié le 5 juillet 2017. Tous droits de reproduction et de représentation réservés © 2017 Jewpop

 

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