J'ai liké "Super triste histoire d'amour"

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« Le mythe, c’est la tentative de donner forme épique à ce qui s’opère de la structure »

(Jacques Lacan)

 
Ce dimanche matin, je déprime au rythme des notes égrenées par le piano de Ludovico Einaudi.  Mon rire aigu a beau avoir agacé la grande salle d’un cinéma du boulevard des Capucines durant la projection d’Intouchables, vous conviendrez comme moi que, sans les images, la bande-originale de ce film accompagne aussi bien les humeurs moroses que les fraises le champagne (cf. Pretty Woman avec Julia Roberts et Richard Gere).
 

« Après sa névrose, voici sa déprime, vous dites-vous sur le point de refermer ce billet. Qu’il aille voir un psy au lieu de nous pourrir le moral ! » Mais faites-donc ! Je me consolerai facilement ! Tiens ! En me replongeant dans les romans de ces auteurs trentenaires ou à peine quadras qui mettent en émoi New-York et toute la littérature américaine contemporaine.

Leurs signes distinctifs : bruns à lunettes noires en écaille, névrosés, dépressifs, familles dysfonctionnelles, « Juifs » en un mot. Mais aussi : plume incisive, humour corrosif, justesse des émotions, « Talent », en un mot.

Gary Shteyngart a toutefois une place à part dans cette mouvance. Né à Leningrad, il a émigré aux États-Unis à l’âge de sept ans et n’a pu se départir de son accent russe avant sa quatorzième année. Il ajoute donc à ses angoisses les craintes de l’immigré : la terre que j’ai quittée ne sera-t-elle pas un jour meilleure que celle que j’ai rejointe ? Ma terre d’accueil sera-t-elle le paradis que l’on m’a raconté ?

On comprend alors que ses textes soient largement dystopiques (genre romanesque de « 1984 » et « Le meilleur des mondes »).

 
 

Gary Shteyngart

 

Ainsi, « Super triste histoire d’amour », son dernier roman paru aux Editions de l’Olivier, nous plonge dans un futur très proche, où la Chine est le grand créancier des États-Unis, dont la puissance économique a vécu (le dollar est indexé sur le yuan), mais aussi où personne ne quitte son äppärät, sorte de smartphone ultra-évolué capable de mesurer les indices de personnalité ou de baisabilité (sic) de chacun.

Dans ce monde tout en apparences, Lenny Abramov, névrosé de trente-neuf ans, est employé d’une entreprise qui vend rajeunissement voire immortalité à des « individus à capitaux propres élevés », les pauvres et les personnes ayant un régime malsain n’étant évidemment pas concernés par cette avancée technologique. Lenny a une relation délicate à ses parents, Lenny a peur de mourir, Lenny tombe amoureux d’Eunice Park, une jeunette superficielle.

 

Le roman alterne les passages entre le journal intime de Lenny – l’une des dernières personnes à avoir des livres papier car, selon la légende, « les livres puent » –  et le compte GlobAdos (sorte de réseau social) d’Eunice Park,  truffé de fautes ou d’abréviations, alternance qui montre un décalage hilarant entre la langue et les émotions des deux amoureux.

 Au titre original, « Super Sad Love Story », qui pastiche le mélodrame d’Erich Segal (comme j’ai pleuré lorsque Ali McGraw meurt et que Ryan O’Neal est assis tout seul dans la neige !), on comprend que l’histoire d’amour tendra vers le ridicule (Lenny pleure à genoux à tout bout de champ) mais jamais vers la grandeur idéale, héroïque, à laquelle on pourrait s’attendre. Car cet amour ne grandit ni Lenny ni Eunice. Il les renvoie sans arrêt à leur solitude, leur incomplétude.

Lenny se voit comme un être bon, altruiste, mais son journal intime suinte l’égoïsme  et la peur : son idéal est de se conserver indéfiniment, donc ne jamais mourir. Quant à Eunice, si elle s’extasie sur des vêtements d’actrices pornographiques, relate avec crudité ses expériences sexuelles, ou est totalement obsédée par des désirs superficiels, elle ne rêve que de tendresse. Dès lors, le malheur de chaque personnage s’incarne dans la discordance absolue entre désirs, craintes et besoins réels : illusion généralisée.

 

À cette gravité qui affleure parfois, s’ajoute la dimension sociétale du roman. Là réside la dénonciation faite par Shteyngart, et elle est très virulente.

L’être humain est devenu une valeur, son caractère est mesurable, les indices de personnalité et de baisabilité de chacun évoluant en permanence, la société humaine est devenue un marché où chacun se fait le courtier des données apparentes de lui-même. Par exemple, si cet article n’est pas partagé au moins 50 fois, je tomberai en dépression, et pleurerai sur ma nullité !

Dans cette perspective hédoniste, on peut comprendre que la peur de la mort soit l’un des leitmotivs du roman, pas seulement parce que la non-existence est une perspective insupportable, mais surtout parce qu’elle signifie l’arrêt de la jouissance, de soi et des autres, comme objets de jouissance.

 

En opposition, la révolte des S.D.F. de Central Park achevée dans le sang, est la seule tentative de vie réelle dans le texte.

 En filigrane, le rapport au père comme gardien de la loi, comme protecteur de l’enfant, contre le monde, contre les erreurs-mêmes de l’enfant, et contre le père lui-même, achève le propos qui, de drôle, s’est largement déplacé vers le grave.

 Je me dis que Bret Easton Ellis (« American Psycho ») et Chuck Pahlaniuk (« Fight Club ») ont conçu un fils bien névrosé.

 Le piano s’est tu depuis quelques minutes, dimanche matin est devenu midi, j’ai aperçu quelques cheveux blancs dans le miroir. J’ai un peu froid…

Jonathan Aleksandrowicz.

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Copyright photo Gary Shteyngart : Brigitte Lacombe
 

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