La fin de la modernité juive, et après ?

36 minutes de lecture

C’est un livre coup de poing qu’a écrit Enzo Traverso, historien venu du monde transalpin, longtemps installé en France, aujourd’hui professeur dans une des prestigieuses universités de l’« Ivy League » américaine. À nous autres Juifs, La fin de la modernité juive (La Découverte) vient dire bien sagement nos vérités : nous ne serions plus vraiment – sinon vraiment plus – dans le coup.

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“La crise dont il est question n’affecte pas seulement les Juifs, c’est le monde dans son ensemble qui est concerné”

Le choc est rude. Il est vrai qu’un coup d’œil plus large permet d’en atténuer un peu la portée. La crise dont il est question n’affecte pas seulement les Juifs. C’est le monde dans son ensemble qui est concerné. C’est la modernité tout entière qui est en crise, avec ses coups d’audace, ses espoirs un peu naïfs, ses bouleversements spectaculaires. Tout ce qui a déserté notre actualité. Pour laisser place à quoi ? À ce qu’on voit désormais partout à l’œuvre : la précaution érigée en principe. La tentation du repli sur soi. Le « c’était mieux avant ! »

Les Juifs ne sont pas les seuls à avoir subi un coup d’arrêt dans leur élan. Cependant la clôture de la modernité a pris chez nous un goût particulier. Une amertume à nulle autre pareille. C’est en tout cas la thèse généreuse d’Enzo Traverso, qui rappelle qu’entre l’émancipation et la Shoah, sur un peu plus d’un siècle, le monde juif avait connu une explosion de productivité sans équivalent. La modernité, les Juifs l’avaient portée à bout de bras. Ils en étaient même devenus les porte-paroles.

À ce compte, il est bien difficile de donner tort à Traverso. Une note bien connue (ignorée dans son travail mais reproduite plusieurs fois par Léon Poliakov) montre la vigueur de la dynamique à l’œuvre chez nos coreligionnaires d’il y a cent ou deux cents ans. Elle est extraite du journal du comte Alfred de Vigny :

« Note sur les Juifs. – Cette race orientale et enflammée, race directe des patriarches, remplie de toutes les lumières et de toutes les harmonies primitives, a des aptitudes supérieures qui la mènent au sommet de toute dans les affaires, et surtout les arts et la musique avant les autres beaux-arts. Cent mille Israélites à peine sont établis au milieu de trente-six millions de Français et ils ont sans cesse les premiers prix dans les lycées. Quatorze d’entre eux à l’Ecole normale avaient pris les premières places. On a été obligé de réduire le nombre de ceux à qui il serait permis de concourir aux examens publics. »

Ces propos datent de 1856, et ils ne sont pas spécifiques à ces années-là, ni à la France. À l’autre bout du siècle, Mark Twain dira à peu près la même chose dans le monde anglophone. Dans l’Europe centrale et orientale : il n’est pas rare que la petite minorité (pesant guère plus de 5% du tout) fournisse à elle seule la moitié des élites locales.

Les Juifs eurent donc une place éminente dans ce grand rebattage de cartes que fut la modernité. Conséquence des mouvements d’émancipation : placés pour la première fois en position de jouer réellement leur jeu, une véritable boulimie d’action et de pensée s’empara de nombre d’entre eux. Et le bilan est pour le moins étonnant. Même sans citer Freud, Marx et Einstein (triptyque sans lequel on aurait peine à concevoir le XXe siècle), on reste pantois, rétrospectivement, de voir combien d’intellectuels parmi les Juifs, de scientifiques, de philosophes, d’artistes, d’agitateurs révolutionnaires, parfois même d’hommes politiques de premier plan, ont remué ce monde d’alors – le « Welt von Gestern » – dont on comprend que certains, avec Zweig, gardèrent après coup la nostalgie.

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“Quelle est la différence entre un tailleur et un médecin ? Une génération !”

Les antisémites n’avaient donc pas tort sur toute la ligne – mais le bon menteur ne suit-il pas de près la réalité ? – les Juifs étaient bien partout. Parce qu’ils excellaient partout. Jusqu’à provoquer ces crises de jalousie maladive. Ils excellaient, nous dit Traverso, pour une raison bien simple : c’est qu’ils possédaient déjà les clefs du monde moderne. Celui des villes, de la culture écrite, de la spéculation matérielle et intellectuelle. Leur situation les mettait enfin en phase avec les données du développement, dans ce qu’on a pu qualifier de « siècle juif » (1). Et puis aussi parce que, pris en étau entre émancipation et antisémitisme, navigant à vue entre une assimilation improbable et une émigration impossible, sollicités et rejetés à la fois, instruits à l’école de la modernité et assassinés par la réaction (le cas de Walther Rathenau est ici placé en exergue) les Juifs furent constamment poussés dans les marges. Sommés de tout bousculer pour parvenir. Placés en situation de devoir enfoncer les portes. Dos au ghetto.

– Quelle est la différence entre un tailleur et un médecin ?
– Une génération !

Cette plaisanterie s’est souvent vérifiée. En une, deux, trois générations, beaucoup vont se retrouver au sommet d’une société qui, naguère encore, leur imposait d’habiter hors des villes, de payer des impôts spécifiques, d’encaisser les anathèmes sous peine d’expulsion, voire pire. Le grand-père de Marx était rabbin. Le père d’Einstein, électricien. Doué pour les mathématiques, sa grande frustration avait été de n’avoir pu entrer à l’université. Freud se souviendra toute sa vie de l’humiliation subie par son père, marchand de laine, à qui un chrétien jeta son bonnet de fourrure dans la boue en lui disant : « Juif, descend du trottoir ». « Et qu’est que tu as fait ? » demande l’enfant à son héros. « J’ai ramassé mon bonnet ». L’enfant inventera la psychanalyse. Des histoires comparables, tous les Juifs célèbres en portent : on comprend mieux leur soif de réussir. Leur rage d’assimiler tout ce qu’il est possible d’assimiler (y compris eux-mêmes), délaissant le sombre caftan noir contre le col blanc du monde moderne, mais demeurant sous le costume nouveau ce qu’ils étaient. C’est ainsi qu’ils en arrivèrent à assumer ce rôle de « conscience critique du monde occidental », continue Traverso, qui ne cache pas son admiration.

Le phénomène durera jusqu’à la deuxième moitié du XXe siècle. Jusqu’à la Shoah. Après ce terme, la dévalorisation progressive de l’antisémitisme permettra aux Juifs de s’y prendre autrement, sans risquer à chaque pas de mettre en jeu leur carrière ou leur vie. L’Allemagne de Walther Rathenau, ministre en 1921, assassiné en 1922, est désormais révolue. Place à l’Amérique ! Heinrich, devenu Henry Kissinger y sera l’équivalent de ministre, puis de premier ministre au sein du parti républicain pendant près de dix ans, chapeautant le grand jeu de la diplomatie mondiale, avant de poursuivre une carrière prestigieuse d’intellectuel et conseiller qui n’est toujours pas achevée. Le judaïsme conservateur aura trouvé sa voie.

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“La thèse de Traverso a aussi un aspect dérangeant, celui de prendre un pan de l’histoire juive pour le judaïsme tout entier”

La thèse de Traverso, brillamment exposée, est indéniablement efficace. Comment expliquer autrement l’essor du communisme, du sionisme, tout cet étrange bouillonnement social et intellectuel du siècle passé, sinon en le mettant en relation avec l’étrange marginalité qui marqua la condition juive à cette époque ? Dans le fameux film de Hugh Hudson, Les chariots de feu, le futur champion olympique Harold Abraham épanche son cœur en une scène mémorable devant la femme qu’il aime : « I’m semi deprived », affirme-t-il. « They lead me to water but they won’t let me drink ». Je ressemble à tout le monde, mais je suis différent. Toute la condition juive moderne est là.

Et cependant. Cette thèse a aussi un aspect dérangeant. Notamment celui de faire l’impasse sur quelques aspects fondamentaux de la culture juive, de prendre un pan de l’histoire juive pour le judaïsme tout entier. C’est que Traverso n’est pas talmudiste. Ni même juif. Il n’est pas à la recherche d’éléments culturels intrinsèques pour en tirer des éléments d’explications. Au contraire, l’originalité juive repose avant tout à ses yeux sur des critères historiques et sociaux, bien maîtrisables. La religion y trouve difficilement sa place, elle passerait plutôt pour un anachronisme. Le Juif qu’il a au bout de sa lorgnette, c’est le « Non-Jewish Jew » d’Isaac Deutscher. Ce n’est en aucun cas le sage Yohanan qui au traité Baba Metsia tance ouvertement un de ses congénères parce qu’il ne bouscule pas autant l’ordre établi qu’un autre récemment décédé : « Est-ce toi qui prétends remplacer le fils Lakish ? Lorsque je lui enseignais quelque chose, Resh Lakish me rétorquait vingt-quatre questions, auxquelles je donnais vingt-quatre réponses, et tout mon enseignement s’en trouvait clarifié. Et tu oses louer mes paroles en me disant qu’une baraïta les confirme ? Ne sais-je donc pas que les énoncés sont corrects ? » (2).

On ne trouvera donc nulle trace, chez lui, de la « lecture aux éclats » (3) caractéristique de la pensée talmudique. De l’interprétation midrashique. Du vertige de l’argumentation présent dans bien des écrits rabbiniques. De la tournure particulière qui imprègne en tout point le monde juif, du plus obscur Shtetl à la « Berlin Alexanderplatz », et qu’il serait utile de convoquer bien autant que les contingences sociales de l’Europe du XXe siècle, pour éclairer le phénomène de la modernité. Le fait que nous ayons souvent affaire à des Juifs assimilés n’y change rien : on a vu plus d’une fois rejaillir de pareils éléments à l’état brut, comme comprimés, là où rien ne permettait d’en soupçonner l’existence. Kafka n’est que le meilleur exemple de ces résurgences inopinées : entre ses propres textes et les contes de rabbi Nahman de Bratslav, quelle différence ?

La marginalité est partie prenante de la condition juive. Pour Enzo Traverso, il s’agit clairement d’un angle mort, au sein d’un ouvrage par ailleurs solide et bien documenté. Traverso n’est pas juif. Pas même « Juif non-Juif » ! C’est peut-être aussi pourquoi son livre, malgré ces quelques manques, jette une lumière si bienvenue sur des éléments par ailleurs bien connus. Et c’est donc, en un sens, tant mieux. Rien ne serait pire, en effet, que la Wissenschaft des Judentum soit exclusivement une affaire de germanisants hébraïques écrivant du fond de leur département à l’attention de quelques coreligionnaires.

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“Les principaux auteurs perpétuant l’étincelle de la modernité juive ne sont pas juifs”

Traverso n’est pas juif. C’est entendu. Et c’est très bien. Mais enfin, il y a quand même un problème. Parmi ceux qui se sont saisi de l’étude de la spécificité juive ces derniers temps, beaucoup sont dans son cas. Beaucoup trop pour que ce soit flatteur pour nous. Citons, sous bénéfice d’inventaire, Pierre Bouretz (qui vient de signer une biographie de Maïmonide), Jacques Le Rider (auteur d’une remarquable histoire des Juifs viennois), Dominique Bourel (auteur d’une histoire des Juifs de Berlin et d’une monumentale biographie de Martin Buber)… Il reste encore des intellectuels de renom parmi les Israélites contemporains, bien entendu, mais ils ne symbolisent plus l’intelligentsia. Ce ne sont plus des porte-paroles. Le voudraient-ils, qu’ils seraient trop accaparés par le conflit israélo-palestinien pour se poser en chantres d’un universalisme renouvelé. Trop clairement situés. Notons d’ailleurs que ceux qui tentent encore de bousculer les lignes évoluent bien souvent en dehors du mainstream : soit qu’ils proviennent originellement d’un horizon différent (et c’est un honneur) comme la philosophe Catherine Chalier, soit qu’ils appartiennent à une mouvance minoritaire, comme Delphine Horvilleur, rabbin du mouvement libéral.

Le tournant conservateur décrit par Traverso, hélas, a bien eu lieu. Non seulement les principaux auteurs perpétuant l’étincelle de la modernité juive (ou qui en exaltent la mémoire) ne sont pas juifs, mais ceux qui le sont ont une fâcheuse tendance à faire exactement l’inverse. Il n’y a qu’à voir en France Eric Zemmour, en Israël Shlomo Sand, pour s’en convaincre. Leurs interprétations sont exclusives, unilatérales, souvent empreintes de dogmatisme et de démagogie. Du prêt-à-porter pour les médias, les politiques ou les lobbys. Bref tout le contraire d’une lecture aux éclats.

Il y a des Traverso. C’est bien. Il faudrait qu’il y ait aussi des Yerushalmi, des Graetz, des Doubnov. Pour ne rien dire des Arendt, Adorno, Proust, Steiner, Menuhin, Babel, Grossman, Zweig, Mahler, Schönberg, Scholem, Benjamin, Wittgenstein, Eisenstein, Trotsky… (pour une liste plus exhaustive, qu’on on se rapporte à La fin de la modernité juive !)

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“Peu de Juifs portent encore en eux une vision du monde unifiée”

Pourquoi en est-il ainsi ? Pourquoi la féconde anormalité s’est-elle si brutalement tarie ? Est-ce parce qu’une de ses grandes causes a disparu, parce que l’Occident a tourné le dos à l’antisémitisme ? Tout n’est pas joué de ce côté, loin de là, les vieux démons semblent parfois sur le retour. Mais enfin, il est vrai que l’antisémitisme sous nos latitudes n’est plus une opinion autorisée, encore moins utile socialement, comme elle l’était il y a à peine cent ans. Le fait qu’elle agisse sous couvert de l’antisionisme le montre bien.

On peut trouver également des éléments d’explication du côté de la fondation d’Israël. En 1919, aux États-Unis, un magazine juif approchait l’économiste et sociologue (protestant) Thorstein Veblen, pour lui commander une étude sur la manière dont la productivité intellectuelle juive serait infléchie si ses auteurs avaient accès à un territoire propre. Dans l’esprit des commanditaires, il s’agissait de fournir des billes au sionisme en affirmant qu’une fois levée l’hypothèque antisémite, ladite productivité pourrait se déployer sans contraintes. C’est l’inverse qui se produisit. Veblen conclut que dans l’hypothèse envisagée, la productivité n’augmenterait pas, elle diminuerait. Parce qu’elle serait débarrassée de son aiguillon. Son étude fut éditée… par un autre magazine (4).

Et de fait, il est peu de voix aujourd’hui pour s’élever contre la position identitaire dominante issue du sionisme. Particulièrement depuis que le camp religieux l’a lui aussi rejointe – après y avoir été si longtemps, et si farouchement opposé. Partout, les mêmes codes se sont imposés, vestimentaires, intellectuels. Indéniablement le monde juif s’est nivelé. Rançon prévisible d’un tel succès ? Le constat n’en est pas moins là : partout, le cosmopolitisme recule pour laisser place à une identité unique. En Israël, deux générations suffisent pour que les familles immigrées perdent leurs traditions et leur multilinguisme. Et si au sein de ce petit État, paradoxalement, la prise de parole critique est toujours restée plus libre et plus décomplexée qu’en diaspora – le besoin d’affirmer son identité à travers des signes ostensibles y est naturellement moins fort – l’intensité quotidienne des enjeux rend parallèlement l’abstraction et l’ouverture sur l’autre d’autant plus difficiles.

Certainement, Israël produit. La « Start-Up Nation » montre une vitalité étonnante dans les domaines économique et scientifique. Ses universités (l’argument est ressassé après chaque campagne du mouvement BDS) innovent à l’échelle planétaire. Sait-on que, lorsqu’on mange des tomates-cerises, on consomme une invention israélienne ? Que le système de détection installé dans votre véhicule est probablement d’origine israélienne ? Que tel ou tel produit, dans n’importe quel supermarché (cela même quand les lobbyistes susmentionnés sont passés par là) est le fruit d’un système de micro-irrigation développé dans les kibboutzim israéliens ?

Le monde juif a de beaux restes. Il produira encore des Prix Nobel. Ce n’est pas demain qu’on cessera d’alimenter Internet en théories fumeuses sur le Q.I. des juifs ashkénazes. Mais il produit comme ceux qui réussissent. Pas différemment. Il produit de la pensée scientifique, par nature peu encline à s’ouvrir sur autre chose qu’elle-même. Ou bien de la pensée religieuse, tournant le dos (Traverso a vu juste sur ce point) aux grands débats contemporains, résistant mal à la tentation de ne parler que sur le mode de l’identification et du même. De demeurer dans des limites confortables de ses propres traditions, fussent-elles riches.

Peu de gens sont occupés à faire le lien entre ces deux pôles d’action et de pensée, pour construire de nouveaux réseaux de sens, imaginer le monde de demain. Peu de Juifs portent encore en eux une vision du monde unifiée, qu’elle soit religieuse ou profane, avec la ferme conviction d’accomplir une œuvre d’humanité, comme si les mots de « hidoush » ou de « Tikoun olam » ne trouvaient plus leur actualité. Il y a peu de noms juifs, d’ailleurs, dans les sciences humaines – histoire, sociologie, philosophie – particulièrement propices aux grandes synthèses, peu de grandes références universelles, alors qu’il n’y avait que cela. Bref toutes les directions ne sont pas (ne sont plus) essayées. Si bien qu’il semble parfois que nous vivions à crédit. Que nous dilapidions un héritage qu’il serait grand temps d’alimenter de significations nouvelles, ne serait-ce que pour affirmer que toute spécificité au sein du judaïsme n’a pas disparu avec le « siècle juif ».

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“Traverso, en bon historien, regarde le monde dans un rétroviseur”

Tout cela est vrai. Pour autant je ne crois absolument pas, pour ma part, à la thèse de la fin de la modernité juive. Celle-ci ne sonnerait d’ailleurs pas tant comme un glas que comme la venue (tant espérée) de la normalisation ! Mais non. Les Juifs n’ont pas changé sur ce point, leur rapport au monde n’est pas essentiellement différent. Leur marginalité a pu changer de mode, elle n’a pas disparu. Qu’on regarde l’État d’Israël, aujourd’hui au centre d’un maelström grandissant. Qu’on regarde du côté de la diaspora. S’il est vrai que les élites et les institutions ne sont plus antisémites, il est tout aussi vrai de dire que quelque chose se joue actuellement qui n’est plus du ressort des élites et des institutions : les chiffres de l’abstention le montrent assez, tout comme la vitalité des contre-cultures, là où l’antisémitisme, justement, a repris forme et vie. Et les Juifs d’aujourd’hui ne sont pas moins inquiets que ne l’était le regretté Pie XI lorsqu’il clamait urbi et orbi, en 1937, sa brennende sorge.

Alors la modernité juive a peut-être disparu. Mais l’actualité ne peut plus être regardée simplement à travers le prisme de la modernité. Le monde a changé ; son mode de lecture doit lui aussi évoluer. Il se peut que le judaïsme donne à l’avenir dans des champs différents, comme il donnait autrefois dans des champs différents. A l’époque de Maïmonide par exemple : l’effort portait sur la diffusion de l’aristotélisme, la rédaction du corpus mystique, la codification de la loi… Pourtant Maïmonide n’en était pas moins juif ! C’est sur ce point que vient butter Traverso qui, en bon historien, regarde le monde dans un rétroviseur. Il n’est pas politologue, sociologue – et certainement pas prophète – pour pouvoir décrypter les dynamiques à l’œuvre. Pour pouvoir dire « de quoi demain sera-t-il fait ».

Que les Juifs se soient épanouis d’une manière extraordinaire au sein du monde moderne ne veut pas dire que le judaïsme et la modernité correspondent absolument. Ni qu’il y ait eu nécessairement déclin. Il ne faut pas prendre les choses pour ce qu’elles ne sont pas : à aucun moment, les Juifs n’ont fait le monde. Nous ne sommes pas assez nombreux, pas assez forts pour cela ; et pour tout dire ce n’est probablement pas notre rôle. Notre rôle, Elie Wiesel le qualifiait d’un mot : être le « levain » (5). Révéler le monde. Le faire accoucher, comme dans le questionnement talmudique – ou socratique. George Steiner (tout en soulignant que le judaïsme est la seule religion qui ait une prière spéciale pour les parents dont les enfants sont des savants) n’hésitait pas, lui, dans un récent dialogue, à expliquer en ces termes la permanence de la condition juive : « le Juif a signé un pacte avec la vie. Il semble y avoir une négociation millénaire entre le Juif et la vie elle-même, le mystère de la vitalité humaine » (6). Eros contre Thanatos. Freud. Mais aussi la Bible : « Vois, j’ai placé devant toi la vie et la mort, le bonheur et la calamité. Tu choisiras la vie » (7). Souvent comparée à de l’eau, la Torah a la réputation de faire pousser tout ce qui se trouve sous elle, en bien ou en mal (tout dépend de ce qui se trouve dans le sol). Et il n’est pas besoin d’être religieux pour affirmer que le judaïsme est fondamentalement existentiel. La condition juive consiste à être là où ça se passe pour indiquer les voies nouvelles où l’humanité pourra s’accomplir. Tout comme celles qu’elle devrait éviter : car les Juifs, encore une fois, ne sauraient avoir la prétention d’être meilleurs que les autres. Leur seule prétention est d’être plus vivants (en bien ou en mal).

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Avons-nous aujourd’hui le sentiment qu’il n’en est rien ? C’est que l’histoire n’est pas uniforme. Elle s’accélère ou ralentit tel un moteur capricieux. Le monde actuel n’a pas encore pris de direction claire. Il faudra probablement encore trente ou quarante ans pour qu’on puisse le voir avec les bons yeux (pourvu que ce ne soit pas au prix d’une nouvelle guerre). Un monde ancien est mort, cela, tout le monde le voit. Nous vivons une césure historique. Mais rien n’est encore venu pour le remplacer. Alors les hommes cherchent leurs mots, et ayant horreur du non-sens, ils se replient sur leur passé dans un balancement fantasmatique, idyllique ou apocalyptique, dont on a peine à émerger.

Dans le savant cocktail qui définit l’identité juive, la tentation du repli a toujours existé, tout comme son contraire, l’ouverture indiscriminée. Il se peut, comme cela a déjà été le cas par le passé, qu’elle ait aujourd’hui le dessus. Cela durera le temps que le monde se remette en route sur un projet. Que cette époque advienne, et les Juifs trouveront naturellement leur place pour faire advenir une modernité nouvelle.

Emmanuel Foucaud-Royer

Notes
(1) Yuri Slezkine : Le Siècle juif, 2009.
(2) Baba Metsia (84a), cité par Adin Steinsaltz, Personnages du Talmud, 2000.
(3) Marc-Alain Ouaknin, Lire aux éclats, 1993.
(4) Veblen, « The Intellectual Pre-Eminence of Jews in Modern Europe », Political Science Quarterly vol. 34, mars 1919.
(5) Elie Wiesel, Le mal et l’exil, dialogue avec Philippe de Saint-Cheron, 1988.
(6) Un long samedi, entretiens avec Laure Adler, 2014.
(7) Deutéronome 30, 19.

Commander La fin de la modernité juive d’Enzo Traverso (Éditions La découverte) sur le site leslibraires.com

© photos :  DR

Article publié le 7 avril 2016. Tous droits de reproduction et de représentation réservés © 2019 Jewpop


7 Comments

  1. Un argument simple, la mère d’ami (ashkénaze of course) me dit un jour, c’est déjà loin et pourtant: travailles, apprends ce que tu as là ! me désignant mon crane, c’est la seule chose que l’on ne pourra pas te prendre!!!!!!!

  2.  » La féconde anormalité (juive) s’est brutalement tarie  » ?!
    Oui, enfin peut-être mais en fait pas du tout, dit l’article.
    Alors pourquoi cet article ?

  3. Durkheim, 1897, Le Suicide
     » Le juif cherche donc à s’instruire, non pour remplacer par des notions réfléchies ses préjugés collectifs, mais simplement pour être mieux armé dans la lutte. C’est pour lui un moyen de compenser la situation désavantageuse que lui fait l’opinion et, quelquefois, la loi. Et comme, par elle-même, la science ne peut rien sur la tradition qui a gardé toute sa vigueur, il superpose cette vie intellectuelle à son activité coutumière sans que la première entame la seconde. Voilà d’où vient la complexité de sa physionomie. Primitif par certains côtés, c’est, par d’autres, un cérébral et un raffiné. Il joint ainsi les avantages de la forte discipline qui caractérise les petits groupements d’autrefois aux bienfaits de la culture intense dont nos grandes sociétés actuelles ont le privilège. Il a toute l’intelligence des modernes sans partager leur désespérance. « 

  4. J’ai lu le livre de Traverso, moi aussi son constat m’avait à la fois parlé et effrayé: car il est évident qu’entre les débats géniaux et les actions d’éclats d’il n’y a pas si longtemps, et l’idiotie conformiste, peureuse et bravache si répandue aujourd’hui, l’écart est grand. Seulement, comme le rappelle justement ici l’auteur, ça n est pas qu’un phénomène juif; ensuite, pourquoi regretter hier, si hier aboutit à aujourd’hui? Regardons plus loin. Il y a bien des ferments nouveaux, ou plutôt, re-nouveaux, en developpement derrière cet arrierisme contemporain. Et il est dommage à mon sens qu’ayant eu cette intuition l’auteur en soit resté à une apologie convenue du Talmud et à une invalidation des origines de Traverso, alors qu’il pointait dans une bonne direction, celle de la non considération par l’historien des sources profondes de l’être juif, et du retour actuel à ces sources vivantes — dont il faudra risquer de bousculer les pôles établis pour qu’elle puissent donner leur fruit. Il est donc si bon de lire ici le nom de Rabbi Nahman, mais la question que pose l’auteur, « quelle difference entre ses contes et ceux de Kafka? », il serait bon qu’il se la pose en les lisant à coeur ouvert, plutôt que de rater la grande porte en laissant l’ego intellectuel le fourvoyer, un peu comme dans le comte des deux enfants inversés. Car c est bien des limites de l’intellect seul ou idôlatré dont on parle ici je crois bien, même sans en avoir tout à fait conscience encore. La version des contes de Rabbi Nahman annotées par Aryeh Kaplan permet d’entrevoir les profondeurs qu’ils recouvrent et révelent à la fois, et des perspectives pour viser plus au coeur. Voilà une autre perspective sur la question. Merci pour ce travail instructif.

  5. Et que dirait ce commentateur aujourd’hui des livres de Danny Trom ? Quelqu’un qui semble avoir une vision synthétique ou panoramique de l’histoire des Juifs…

  6. Qu’est-ce que la modernité? Je ne saurais répondre mais je sais que les Juifs de 2019 ont une part significative et de premier plan dans les événements actuels.
    L’auteur fait référence à Horvilleur comme élément caractéristique du judaïsme moderne. Là il y a de quoi avoir peur.
    On sait que dans la nouvelle économie Israël se taille la part du lion … est-ce de la modernité?
    Parmi les dirigeants/fondateurs des GAFA et autres sociétés technologiques américaines les Juifs sont la minorité la plus présente.
    Sergey Brin est l’un des fondateurs de Google avec Larry Page,ensemble, ils ont créé Google en 1998.
    Michael Bloomberg, le fondateur de Bloomberg L.P, groupe financier américain, qui propose ses services aux professionnels du monde de la finance.
    Larry Ellison est le cofondateur d’Oracle, ce qui fait de lui l’un des hommes incontournables du monde de l’informatique.
    Mark Zuckerberg, le patron de Facebook est le plus jeune des 20 personnes les plus riches du monde selon le classement établi par Forbes.
    Donc parmi les dix plus grandes fortunes américaines figurent 5 Juifs presque tous issus de la « modernité » technologique.

  7.  » C’est en tout cas la thèse généreuse d’Enzo Traverso, qui rappelle qu’entre l’émancipation et la Shoah, sur un peu plus d’un siècle, le monde juif avait connu une explosion de productivité sans équivalent. La modernité, les Juifs l’avaient portée à bout de bras.  »
    Rien ne dure éternellement. En France aussi il y a eu le Grand Siècle, et les autres…

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