Marcel Mauss, Henri Hubert et la sociologie des religions

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Un livre de Jean-François Bert, sans doute incomplet, qui creuse des pistes sans les explorer, qui met à la disposition des documents sans les commenter, mais qui évoque des personnes exceptionnelles qu’on aurait bien tort d’oublier.
 
Ce livre donne une certaine image de la personnalité de Marcel Mauss, probablement le plus grand anthropologue français, quoique son oeuvre n’ait pas été reconnue autant qu’elle le méritait — et même jusqu’à nos jours. Sait-on seulement que Mauss a fondé la sociologie, avec son oncle, Emile Durkheim, a fondé l’institut d’ethnologie, avec Paul Rivet et Lucien Levy-Bruhl, a écrit quelques textes fondamentaux qui sont aujourd’hui encore des incontournables de l’anthropologie, tels le célèbre Essai sur le don et l’Essai sur la nature et la fonction du Sacrifice, écrit précisément avec Henri Hubert et publié pour la première fois en 1899 dans l’Année Sociologique, mais aussi, ce que l’on sait peu, qu’il a été un militant socialiste extrêmement actif, qu’il a co-fondé le journal l’Humanité auquel il a très souvent collaboré et a publié nombre de textes politiques, notamment sur le devenir du socialisme après la révolution russe et ensuite, après l’apparition du fascisme italien et du national socialisme allemand. Malgré tout cela, malgré cette érudition dont on a un peu perdu le souvenir, malgré cette infatigable énergie consacrée au savoir — et on le repère parfaitement dans les lettres et les commentaires de Jean-François Bert —, Mauss avait une sorte d’angoisse de la feuille blanche. Hubert attend ses textes. Il les lui promet pour la semaine suivante. Hubert ne voit rien venir. Proteste, tempête, “l’engueule”, même selon ses propres paroles. Rien n’y fait, Mauss n’envoie pas sa contribution. Cette difficulté à exposer ses idées, le tiendront toute sa vie, puisque l’on sait aussi qu’il n’a jamais terminé sa thèse qui portait sur la prière et qu’il a surtout publié des articles et, de fait très peu d’ouvrages.
 
 

 
 
Mais l’une des thématiques annoncées du livre, “penser et écrire à deux”, est particulièrement intéressante, même si elle n’est pas suffisamment développée. Comment ces deux grands savants ont-ils travaillé ensemble ? Mauss, agrégé de philosophie, a appris la sociologie avec son oncle, Emile Durkheim, mais aussi l’histoire des religions et ce que l’on n’appelait pas encore l’ethnologie. Il a longtemps enseigné les “religions des peuples non civilisés” — aujourd’hui, on appellerait cette matière “anthropologie culturelle”… Henri Hubert, lui aussi un très grand érudit, est un archéologue, plutôt intéressé par les traditions anciennes et le folklore européen. Ils se retrouvent sur la question du sacrifice et l’on comprend parfaitement pourquoi. Mauss, qui a une solide formation traditionnelle juive — et notamment talmudique — sait qu’il existe une quantité de textes, tant dans la Bible que dans le Talmud, qui expliquent la nécessité du sacrifice animal et qui décrivent le déroulement de l’action sacrificielle. Hubert, lui, est catholique, sans doute croyant et veut comprendre le sacrifice du Christ. Voila pourquoi ils se retrouvent sur ce thème.
Et l’on assiste à la naissance d’une amitié forte, profonde, faite de discussions parfois intimes, mais surtout de discussions théoriques et qui n’a été interrompue que par la mort de Hubert, en 1927. On se rend compte que ces deux-là sont tenus par un troisième, Emile Durkheim, qui les emploie tous les deux dans l’Année Sociologique. On a du mal à imaginer le travail énorme qu’ont réalisé l’un et l’autre. Le seul Mauss a rédigé plus de 450 compte-rendus de livres d’ethnologie, de sociologie, de statistiques, de démographie pour la revue. Ils lisaient toute la production, qu’ils se partageaient — c’est dire si leurs articles théoriques étaient fouillés, étayés, érudits.
Il est aussi une caractéristique de cette amitié qui saute aux yeux. Pour Mauss, Hubert est devenu le haver lilmud, le “compagnon d’étude” obligatoire lorsqu’on étudie le talmud. Il ne s’agit plus guère de cela puisqu’ils sont l’un et l’autre éloignés de la pratique religieuse, mais c’est comme si Mauss avait gardé l’empreinte de cette façon d’étudier en couple, au sein duquel nait l’inventivité, mais aussi l’émulation. Ce couple de penseurs, on pourrait le comparer — ce que fait l’auteur — à Deleuze et Guattari, sans doute, mais aussi à un autre couple célèbre, qui s’est noué sensiblement à la même époque, celui constitué par Sigmund Freud et Wilhelm Fliess — couple qui a abouti, on le sait, à la naissance de la psychanalyse. Ainsi voit-on que deux hommes, deux savants, s’accouplent pour donner naissance à une discipline. C’est ce que j’appelle une “amitié féconde”.
Voir aussi, au sujet de Marcel Mauss, mon texte sur l’identité juive des pionniers de l’anthropologie française et, bien sûr, les travaux de Marcel Fournier au Québec.
 
Tobie Nathan
 
Article publié sur le blog de l’auteur, reproduit avec son aimable autorisation.
Photo Marcel Mauss copyright DR
 

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