Un cheval entre dans un bar

"Un cheval entre dans un bar", de David Grossman

7 minutes de lecture

 
Le dernier roman de David Grossman se déroule à Natanya, ville d’ordinaire mal aimée des intellectuels israéliens. Trop russe. Trop séfarade. Trop balnéaire. Trop acculturée. Enfin, il serait plus exact de dire que le dernier roman de David Grossman se déroule à huis clos dans un bar de Natanya plutôt qu’à Natanya même. Grossman, caché derrière son personnage, n’est d’ailleurs pas tendre avec cette ville : « La vérité, je vais vous la dire : votre ville, je peux pas la blairer. Ce Natanya de mes deux, il me fait flipper à mort. Sur trois passants que je croise, le premier a l’air d’un criminel, le second d’appartenir à un programme de protection des témoins et le troisième d’un cadavre dans un sac de nylon noir tassé dans le coffre de voiture du premier ».
 
Ce roman, Grossman l’a conçu comme respectant les règles du théâtre classique ainsi énoncées par Boileau « Qu’en un lieu, qu’en un jour, un seul fait accompli/Tienne jusqu’à la fin le théâtre rempli. » Un lieu, le bar miteux, pour l’occasion devenu théâtre enchâssé dans le roman. Un jour, le temps du spectacle. Un seul fait accompli. Lequel ? Que se passe-t-il dans ce roman ? Un spectacle de la vie ? Un homme qui se met à mort symboliquement ? Qui veut mettre de l’ordre dans ses affaires avant de tirer sa révérence, qu’on pressent proche ? Difficile à dire.
 
Dovalé, un double grossier, magnifique et répugnant du romancier est un artiste de stand-up. Ce soir-là, il va se mettre à nu, devant ses spectateurs et le juge à la retraite Avishai lazare (et ancien ami d’enfance) à qui il a expressément demandé de venir pour lui dire, sans gants, ce qu’il pense de lui. Le juge est le narrateur gêné, tantôt happé, tantôt séduit de ce spectacle de la vie où un homme organise sa propre chute, ses propres adieux, en prenant tout le monde à témoin, et on otage. « Il esquisse un sourire gêné. Et je me souviens de ce qu’il m’avait demandé d’observer chez lui : quelque chose qui émane spontanément d’un être. Qu’il est seul au monde à posséder. », dit Avishai Lazare.
 
Dovalé est fou, ou génial, tristement drôle ou ironiquement triste et il ne cesse de souffler le chaud et le froid, la douceur et la méchanceté avec son public, le manipulant, le cajolant, l’insultant : « Mais vous devrez vous armer de patience, mes frères, car l’histoire que je vais vous raconter, je vous jure, je l’ai jamais racontée en public, dans aucun spectacle, à aucune personne, et voilà, que d’un coup, cette nuit, ça me prend… Plus son sourire s’élargit, plus son visage s’assombrit. Il me regarde et hausse les épaules en signe d’impuissance, comme s’il se préparait à un désastreux plongeon dans une débâcle fatidique. » Ou encore : « Et cette fois encore, le sourire disparait d’un coup, comme si l’homme l’avait retiré brusquement de dessous nos pieds. Et j’éprouve à nouveau la sensation d’être le jouet d’une mystification profonde, obscure, de celles qui se produisent au-dessus des mots. »
 
L’art de David Grossman est de nous donner à sentir les tourments d’une âme, et de réussir à nous le faire aimer, ce monstre de Dovalé, vieux sans âge malingre et maladif, clown du désespoir. Comme ses spectateurs, nous aussi nous sommes tentés de fermer ce livre, de ne plus entendre ces grossièretés et ses récriminations acides, mais quelque chose nous retient dans ce roman. Peut-être le fait que la chute d’un homme a quelque chose de fascinant. Peut-être parce qu’on brule de savoir, comme le juge Lazare, ce que Dovalé a derrière la tête. Contre toute attente, Dovalé nous touche, suicidaire qui compte sadiquement tous les spectateurs qui fuient son spectacle au fur et à mesure qu’il devient plus sombre.
 
Un cheval entre dans un bar n’a pas le souffle puissant d’Une femme fuyant l’annonce. C’est toutefois un drôle de roman, dérangeant, d’un écrivain qui sait se renouveler et nous mettre face à un miroir. Après tout, sommes-nous bien différents de Dovalé, et la vie est-elle bien différente de cette scène de théatre putride où nous nous tenons face au monde ? Après Shakespeare, Grossman aussi incarne de sa plume les vers d’Hamlet : « Le monde entier est un théâtre / Et tous, hommes et femmes, n’y sont que des acteurs. »
 
Noémie Benchimol
 
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© photos : DR
Article publié le 18 octobre 2015. Tous droits de reproduction et de représentation réservés © 2015 Jewpop / JPost

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