On déplore un tout petit rien, un incident, une bêtise…

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Année 1935 (Allemagne) 

 
C’est l’année de la récupération de la Sarre par l’Allemagne, avec l’approbation de la Société des Nations. C’est aussi l’année du rétablissement du service militaire obligatoire, sans soulever aucune protestation des pays signataires du Traité de Versailles.  C’est l’année encore où l’étendard à croix gammée devient le drapeau national de l’Allemagne ; où les lois de Nuremberg  privent les Juifs et de leurs droits politiques et de leur citoyenneté, où la loi sur la santé héréditaire de la nation allemande, établit l’euthanasie des « existences qui ne méritent pas d’être vécues ».
 
Déjà, depuis deux ans, depuis le 30 janvier 1933 et l’accession d’Hitler au poste de chancelier, la Gleichschaltung la « mise au pas » de la société allemande a commencé (mars 33), les  premiers camps de concentration ont été ouverts (Dachau, mars 33), les violences anti juives ont débutées : boycotts des magasins, expulsions de la fonction publique (avril 33). La Gestapo est mise sur pied (avril 33), l’autodafé spectaculaire et orgiaque des œuvres « dégénérées » effectif (Berlin mai 33, puis Brême, Dresde, Francfort, Hanovre, Munich, Nuremberg…), le NSDAP est devenu parti unique (juillet 33), et le Führerprinzip installé (août 34). La SS a liquidé ses concurrents internes au nazisme (juillet 34) et est déjà devenue l’instrument central de la sociographie de la Weltanschauung nazie  (extermination des Juifs, élimination des handicapés physiques, mentaux, grabataires, programmes eugénistes de fabrication d’un « Surhomme »). Parallèlement, le réarmement « secret » naval et terrestre a été mis en route (octobre 34).
 
Prochainement, les Accords de Locarno seront bafoués par la réoccupation de la Rhénanie (mars 36), l’absorption de l’Autriche sera réalisée avec l’Anschluss (mars 38), n’encourant que les protestations « verbales » de la France et du Royaume Uni ; les Accords de Munich scelleront bientôt le sort de la Tchécoslovaquie (septembre 38) avec la soumission lâche des mêmes nations ; et la « Nuit de Cristal » allumera les incendies de ses pogroms (novembre 38)… Chacun connaît la suite…
 
 

Année 1935 (France) 

 
Le 22 mai, l’orchestre de Ray Ventura et ses Collégiens enregistre une pochade aux accents comiques : Tout va très bien, Madame la Marquise, paroles et musique de Paul Misraki.
 

 
Paul Misraki, d’une famille juive séfarade de Constantinople, ayant passé son enfance à Bucarest, arrivé en France en 1917 (dont la mère et la sœur disparaitront à Auschwitz), avait rejoint, en 1929, la troupe de Ray Ventura, ancien camarade de lycée, où il oeuvrait comme compositeur, arrangeur, et pianiste. Ray Ventura, également d’ascendance séfarade, était, quant à lui, l’un des tout premiers à introduire le jazz dans la musique française de variétés. Quelques années après, Ray Ventura connaitra, au-delà du succès populaire de sa formation, une autre notoriété : la célébrité empoisonnée du Palais Berlitz. Son portrait accroché en bonne place dans la galerie des cibles de l’exposition antisémite « Le Juif et la France »… Paul Misraki et Ray Ventura, réussirent à fuir vers l’Amérique du Sud en novembre 41, en compagnie de Coco Aslan, chanteur du groupe, arménien, né aussi à Constantinople, ainsi qu’une partie de la troupe – à laquelle se joindra le jeune Henri Salvador -. S’échappant in extremis de la nasse des persécutions de Vichy.
 

 
En ce printemps de 1935, Paul Misraki, inspiré du titre d’un sketch d’un duo comique Charles Bach et Henri Laverne, auquel il a emprunté (ils en seront crédités) la formulation du refrain, écrit et compose ce qui va prendre le trait éloquent et incunable d’une satire atterrée. La pochade de Tout va très bien, Madame la Marquise, vire sous la plume de Paul Misraki, par la tension dramaturgique de ses couplets, à la dignité de l’humour. Y gagnant l’aura philosophique la plus légitime de la dénomination d’humour : sidération et illumination. Ici, en endossant l’habit noir du Galgenhumor, de l’« humour de gibet ». Celui qui fait dire au condamné qui le lundi matin est mené à l’échafaud : « la semaine commence mal !… ». Celui, déchirant, qui fera souffler par ses compagnons de minyan à Auschwitz au Juif pieux qui en cachette le jour de Kippour se laisse emporté par sa ferveur : « Plus bas ! Dieu pourrait s’apercevoir qu’il en reste quelques uns… »…
 
La spécificité aboutie de cette vignette simple, fox trot chanté par la troupe de Ray Ventura, trouve sa profondeur dans la dynamique rhétorique des couplets, qui vont aller crescendo en s’opposant à la répétition du refrain. S’écartant davantage à chaque nouveau couplet de l’apaisement aveugle et de l’autosuggestion positive de ce dernier. À sa manière, le refrain faisait écho au placebo psychothérapique de la « méthode Coué » qui connaissait son apogée en recette auto-suggestive, dans l’entre-deux-guerres. Tandis que les couplets récitent dans un dévoilement progressif, un enchaînement de drames : « Pourtant, il faut, il faut que l’on vous dise.. » ; le refrain s’obstine, immuable, à ratiociner la même bénignité incantatoire ; « tout va très bien », « cela n’est rien… ». Au final, dans un saisissant rebroussement récapitulatif des catastrophes successives qui ont été énoncées, c’est alors un engendrement inévitable des unes aux autres qui est dévidé et révélé. Et, sous l’anecdotique du fait divers comme motif, c’est la représentation indirecte et allusive du pattern du déni de la gravité des choses qui est mis en scène, et entendu comme tel. Tout va très bien, Madame la Marquise… fait littéralement allégorie de la volonté de ne pas comprendre, de la déconnexion devant l’enchaînement des catastrophes. Interprète du désaveu pleutre de la gravité des faits pourtant « sous le nez » ; le dérisoire comique du récit déroule, en le portant, le grinçant du propos.
 
Tout va très bien, Madame la Marquise, sous les ressorts populaires d’un divertissement musical, avec son refrain en fanion sonore, devient la rengaine d’une dérision de l’ignorance volontaire, au temps de l’installation du nazisme ; d’une allusion au déni satisfait des signaux des malheurs qui s’avancent. Ce que Freud pointait déjà, lorsqu’il dénonçait dans ses Conférences de 1932, ces « méchantes illusions dont les hommes attendent un embellissement et un allégement de leur vie, alors qu’elles n’apportent en réalité que dommage ». Le succès de Tout va très bien, Madame la Marquise n’eut hélas pas plus d’effet que ce qu’Éric Fromm disait du chœur de la tragédie grecque : « commenter le cours tragique des événements sans avoir le pouvoir d’ l’infléchir ». C’était en 1935 !…
 
 

2015 – Quatre-vingts ans plus tard…

 
L’extermination de masse nazie et les massacres de masse commis par les régimes staliniens (après celle des Hereros et des Arméniens et l’installation du paradigme de la « Guerre Totale » durant la Première Guerre mondiale) avaient constitué un premier moment dans l’infiltration et inscription de la Destructivité dans les paramètres de la modernité. L’extermination au Rwanda en a constitué un second moment, franchissant de nouveaux seuils, en tremplin de ce qui suivrait.  Notamment, sous ses apparences  « archaïques », « agraires », le rôle crucial qui fut celui de la radio et qui en a fait le premier génocide  « broadcasting », et un génocide de voisinage, de proximité. Génocide participatif  de tous ceux qui furent aspirés dans les séductions et corruptions du vortex de l’hubris génocidaire.
 
Ce qui vient faire signe maintenant sous le nom générique de djihadisme ou daechisme, pourrait bien se présenter comme un potentiel troisième moment. Une agrégation de destructivités en précipité, un syndrome de morbidité qui va s’amplifiant. Une Troisième vague, un troisième temps itératif  qui se pré-positionne, allume ses feux, prend ses marques mortifères, en prolongement du siècle passé, « siècle des génocides », « machine à liquider permanente » comme le nommait l’écrivain Imre Kertész. Cette Troisième vague ne se laisse pas voir en simple duplicata de ses manifestations antérieures. Il serait erroné de guetter des analogies visibles décalquées des précédentes. Mais il ne serait pas vain d’en saisir la dynamique de leurs homologies profondes. Et d’en repérer le pas de plus. L’histoire ne se répète pas en « farce » quand il s’agit d’itération, mais en « pire ». Et ce « pire » est déjà là, prenant les marques d’un incendie universel annoncé.
 

 
Sur place : les vestiges patrimoniaux de l’histoire humaine sont dynamités, les décapitations et crucifixions quotidiennes, les viols de femmes et d’enfants chrétiens, yazidis, réduits à l’esclavage sexuel pratiqués par milliers selon l’ONU, les tarifs de vente recommandés des femmes et enfants esclaves affichés dans les publications officielles de l’État islamique. Les snuff movies dont Daesh et devenu le principal et bien réel producteur multiplient les scénarri de mises à mort. Empruntant ses écritures et angles aux standards des « Blockbusters » hollywoodiens, avant de les répandre sur Internet. Si le nazisme avait fait son nid dans les sémantiques scientistes du XIXème siècle, Daesh fait le sien dans la scopigraphie et la cinématurgie du XXème siècle.
 
Aux fronts : les attentats (mal dits « kamikazes ») sont imparables aux barrages et font fuir les soldats irakiens ; et l’emploi de gaz chimique contre les peshmergas kurdes, établi. Vers les « terres de conquête » : la violence extrême se déploie à double visée, intimidante pour ceux pris déjà dans le viseur, séduisante pour d’autres abordés en ressources inépuisables de « matériel humain » pour actes criminels. L’« héroïsation de la violence » en fonction de prouesse sociale parade, et vassalise à elle les concurrences et rivalités groupales, multipliant les allégeances à Daesh de divers groupes islamiques (Égypte, Caucase, Lybie, Nigéria, Algérie, Mali, Tunisie, Afghanistan, Yémen) ; ainsi que de nombreux officiers des régimes fascistes « laïques » de Saddam Hussein et de Khadafi. Tous ralliés à l’éclat de la supériorité brutale et cruelle, sur l’axe de la morbidité et de la destructivité de l’« État islamique ». La Barbarie jette ses filets en réseau internet et ramasse dans ses mailles kaléidoscopiques tous ceux, qui, dans leurs diversités, peuvent être appâtés.
 
En premier lieu, les jeunes gens sans profils univoques assignables, adolescents immatures, enfoncés dans un « malaise labyrinthique » pulsionnel et sans recours, qui trouvent dans la sauvagerie du djihadisme l’artefact de sens et le guide de route socialisant pour ce qui les déborde et les engloutit. Partis ou en partance toujours plus nombreux, vers la Syrie ; ou agissant sur place, de Toulouse à « Charlie hebdo », de l’Hyper cacher de Vincennes à Villejuif, de l’Isère à Port Vendres, hier dans le Thalys Bruxelles-Paris…
 
Qu’à cela ne tienne !… Les « médias » leur appliqueront par automatismes des  explications sociologiques obsolètes en guise d’euphémisations, sinon d’excuses ; leur présupposeront un motif de délinquance anodine ou d’affaires « privées »  de prime abord (Isère, Thalys) avant de se résoudre à l’évidence d’actes de Terreur.
 
Des « petits riens », quelques « incidents » ; à peine des « bêtises »… La Guerre ne fait que commencer… Et les « politiques » pusillanimes cherchent dans la pensée d’administration les recettes obsolètes à une Crise qui les débordent. Cela n’est rien, Madame la Marquise, cela n’est rien, tout va très bien…
 
Gérard Rabinovitch
 
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Découvrir l’adaptation en hébreu de la chanson par Dan Almagor, interprétée par Esther & Abi Ofarim en 1962
 

 
 
© photos : DR

Article publié le 4 septembre 2015. Tous droits de reproduction et de représentation réservés © 2015 Jewpop

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