L’Ange et son aura

11 minutes de lecture

 
Le Centre Pompidou consacre actuellement une grande rétrospective à Paul Klee. Courrez-y ! Les tableaux les plus célèbres de l’artiste allemand y côtoient des œuvres de jeunesse moins connues, à l’humour acéré. Cerise sur le gâteau, vous pourrez  admirer l’énigmatique Angelus novus (1920). Cette aquarelle délicate doit sa notoriété à son propriétaire, le philosophe Walter Benjamin. Retour sur une icône du XXe siècle présentée pour la première fois en France – Benjamin de rien, c’est un véritable événement !
 
« Nul n’a besoin d’ironiser à mes dépens, je m’en charge moi-même » écrit Paul Klee dans son Journal, le sourire en coin. C’est sous l’angle de l’ironie, justement, que l’exposition du Musée national d’art moderne revisite l’œuvre du peintre. En préambule de cet article, l’envie me démangeait donc de vous livrer un court exposé sur le concept d’ironie auquel se rattache Klee. J’aurais adoré vous raconter son émergence au sein du premier romantisme allemand, notamment chez le philosophe Friedrich Schlegel. Je jubilais à l’idée de vous expliquer l’oscillation permanente qu’elle génère entre fini et infini, réel et idéal, affirmation et négation. Un vrai renversement dialectique !
 
Seulement voilà, pour ma première chronique sur Jewpop, mon rédac chef m’a prié gentiment – mais fermement – de faire simple. Puis il m’a prévenue avec une fierté non dissimulée : « Tu sais Ilka, nos lecteurs connaissent déjà tout ça par cœur, ils sont hyper cultivés, on n’est pas sur parismatch.com ici ! ». Bref, il m’a conseillé avec bienveillance d’aller droit au but et de me concentrer sur l’Angelus novus, sujet déjà assez complexe comme ça.
 
J’entre donc immédiatement dans le vif du sujet en zoomant sur l’un des moments de grâce de l’exposition Klee : isolées comme dans un écrin au sein du parcours de l’exposition, on découvre avec ravissement deux œuvres ayant appartenu à Walter Benjamin, La présentation du miracle (1916) et le fameux Angelus novus (1920). Elles sont réunies pour la première fois depuis près de quatre-vingts ans.
 

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Philosophe, critique littéraire, historien de l’art, traducteur, père du concept d’« aura », Walter Benjamin est sans aucun doute l’un des plus célèbres collectionneurs de Paul Klee. En 1920, il se voit offrir par sa femme Dora La présentation du miracle. Dans une lettre à son ami Gershom Scholem, il écrit de cette aquarelle qu’elle est « le plus beau des tableaux » qu’il ait vu de Klee. Un an plus tard, il tombe sous le charme de l’Angelus novus et l’acquiert aussitôt à Munich.
 
Tel un ange gardien, ce tableau accompagnera Benjamin (presque) jusqu’à la fin de sa vie : dans son bureau berlinois, tout d’abord, où il veille sur le philosophe jusqu’à son exil en 1933 ; puis à Paris, notamment dans l’appartement du 10, rue Dombasle, de 1935 à 1938 (cette adresse mythique accueillait au même moment d’autres exilés comme l’écrivain Arthur Koestler et la photographe Lore Krüger). À la veille de l’entrée des troupes allemandes dans Paris, quand l’étau se resserre inexorablement autour des juifs, Benjamin fuit la capitale et se sépare de l’œuvre le cœur serré. Il la confie avec plusieurs manuscrits à Georges Bataille, alors conservateur à la Bibliothèque nationale. Quatre mois plus tard, Benjamin se suicide à Port-Bou, dans les Pyrénées, face au refus des policiers espagnols de le laisser franchir la frontière.
 

Walter-Benjamin

 
Devenu orphelin, l’Ange déploie ses petites ailes et poursuit son errance aux États-Unis. Il y croise la trajectoire d’un autre exilé allemand, Theodor Adorno, qui le rapatrie à Francfort en 1949, au moment de son retour définitif en Allemagne. Le périple est loin de s’arrêter là. En 1972, c’est au tour de Gershom Scholem de s’emparer du tableau de Klee, après avoir pu prouver que Benjamin le lui avait légué par testament en 1932. La toile voyage ainsi à Jérusalem, dans les bagages du grand kabbaliste. En 1987, sept ans après la mort de Scholem, elle intègrera les collections de l’Israel Museum à Jérusalem, grâce à un legs de ses héritiers. Fin de l’histoire.
 
Mais qui est l’Angelus novus, star de l’exposition Klee ? Une (étr)ange créature hybride aux airs de puzzle mal assemblé : corps disproportionné, pieds métamorphosés en pattes d’oiseaux, cheveux en bataille, vilaine dentition, regard oblique inquiétant… S’il n’a a priori rien pour lui, l’« ange nouveau » va fasciner et diviser nombres d’artistes et d’intellectuels. Incarne-t-il la Mélancolie, un autoportrait de l’artiste, ou même … Hitler ?
 
Walter Benjamin, lui, l’érige ni plus ni moins en ange de l’Histoire et le place au cœur des thèses Sur le concept d’Histoire (1940). Dans cet essai complexe, poétique et visionnaire, le philosophe tente de conjuguer politique et théologie, marxisme et messianisme juif. Il substitue à la notion de progrès historique l’idée de ruptures soudaines de l’histoire et de catastrophes porteuses d’une charge messianique. Il offre dans cet essai une magnifique interprétation de l’Angelus novus. Dès lors, le nom de Walter Benjamin sera à jamais associé à l’œuvre de Klee :
 
« Il existe un tableau de Klee qui s’intitule Angelus novus. Il représente un ange qui semble avoir dessein de s’éloigner de ce à quoi son regard semble rivé. Ses yeux sont écarquillés, sa bouche ouverte, ses ailes déployées. Tel est l’aspect que doit avoir nécessairement l’ange de l’histoire. Il a le visage tourné vers le passé. Où paraît devant nous une suite d’événements, il ne voit qu’une seule et unique catastrophe, qui ne cesse d’amonceler ruines sur ruines et les jette à ses pieds. Il voudrait bien s’attarder, réveiller les morts et rassembler les vaincus. Mais du paradis souffle une tempête qui s’est prise dans ses ailes, si forte que l’ange ne peut plus les refermer. Cette tempête le pousse incessamment vers l’avenir auquel il tourne le dos, cependant que jusqu’au ciel devant lui s’accumulent les ruines. Cette tempête est ce que nous appelons le progrès ».
 

Wim-Wenders

 
Ce texte va à son tour inspirer et influencer des figures majeures du monde de la culture. Citons par exemple Anselm Kiefer et son installation Der Engel der Geschichte: Mohn und Gedächtnis (1989), les albums Strange Angels de Laurie Anderson (1989) et Angelus novus de John Zorn (1998) ou encore Les ailes du désir, de Wim Wenders (1987).
 
Pour finir, je vous recommande vivement la lecture du splendide catalogue édité par la commissaire de l’exposition Klee, (Ange)la Lampe. Il éclairera très certainement votre lanterne. À défaut de vous dévoiler la Klee de l’Angelus novus.
 
Ilka Lemberg
 
Ndlr : En raison de la grande fragilité de l’oeuvre, l’Angelus novus ne sera montré que durant 2 mois, jusqu’à la première semaine de juin.

Paul Klee, L’ironie à l’oeuvre, jusqu’au 1er août 2016, de 11h00 à 21h00, Galerie 2 – Centre Pompidou, Paris

Tarifs : 14€ / Tarifs réduits :  11€

Nocturne jusqu’à 23h tous les jeudis soirs

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© visuels et photos : DR (photo de une, Angelus novus de Paul Klee / Vorführung des Wunders, La présentation du miracle de Paul Klee, 1916 / Walter Benjamin par Gisèle Freund, 1938 / Les Ailes du désir de Wim Wenders)

Article publié le 17 mai 2016. Tous droits de reproduction et de représentation réservés © 2016 Jewpop

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